Une veillée dans la campagne chilienne

par | Mai 19, 2018 | 0 commentaires

Ma vieille voisine est morte. Malade depuis deux ans, son départ était attendu d’un moment à l’autre, mais même ainsi, cela m’attriste. Je les avais rencontrés il y a huit ans lorsque je m’étais installée à la campagne et les appréciais particulièrement car leur manière de vivre me renvoyait à l’immense curiosité ressentie lorsqu’il y a longtemps je découvris la vie paysanne. Au cours de ces dernières années la vieillesse les a fait ployer… Son mari, dont on dit qu’il approche des 90 ans, a le regard perdu, ne parle pas et ne reconnait plus personne…

La veillée ramène à mon esprit un très ancien souvenir. En vacances à la campagne chez des cousins de mon père, accompagnant mon oncle aux funérailles du fils du voisin, j’avais été surprise de voir l’enfant assis dans son cercueil entouré par un groupe des femmes qui soupiraient en essuyant quelques larmes tout en récitant des Ave Maria. Je pensais être en présence de membres de la famille mais avais appris qu’il s’agissait de pleureuses payées pour se lamenter. Les visiteurs entraient et sortaient et, à l’extérieur, les gens buvaient et mangeaient à la mémoire du défunt. L’ensemble de cette manifestation m’avait à la fois effarée et intéressée.

Aujourd’hui il n’y a pas de pleureuses et l’ambiance est au recueillement.

Le cercueil est posé au milieu de la pièce, avec sa vitre qui permet de voir le visage poudré de ma voisine. Disposés à ses pieds, quelques bouquets venant des jardins privés et des arrangements floraux, ainsi qu’un petit plateau sur lequel les gens déposent leur carte ou un simple papier portant leur nom. Le long des murs plusieurs chaises sont disposées pour accueillir ceux qui veillent.

À mesure que les heures passent, parents et voisins se présentent pour accomplir le rituel. Les femmes et les hommes se regroupent de part et d’autre du cercueil. Les conversations vont bon train, chacun racontant des histoires quotidiennes tout en se remémorant le bon vieux temps. Les jeunes sont à l’extérieur, tristes et ne sachant pas comment se comporter en de telles circonstances.

La belle-fille de la disparue vient régulièrement chercher les visiteurs par petits groupes pour leur offrir un repas de viande bouillie, tomates, pain et vin. Comme le veut la coutume la famille a tué une vachette pour remercier les personnes qui ont fait le déplacement. Le fils, quant à lui, est parti au cimetière creuser la tombe qui accueillera sa mère pendant que les petits-enfants s’appliquent à graver le nom de leur grand-mère sur la croix de bois.

La défunte avait 81 ans selon la date de naissance inscrite sur cette croix, mais la famille affirme qu’elle en avait plutôt 87. À l’époque de sa naissance, il fallait deux à trois jours de cheval pour rejoindre le bourg et il était habituel que les parents attendent plusieurs naissances avant de se décider à faire le voyage pour les déclarer à l’État Civil. L’inscription pouvait ainsi tarder plusieurs années et les dates de naissance annoncées étaient alors approximatives…

Depuis hier, ce corps que l’on veille ne contient plus de vie. Il a d’ailleurs commencé à se décomposer. Quelques mouches tournent dans l’atmosphère tandis que se perçoit une vague odeur de corruption.

Le lendemain, beaucoup attendent la messe que le curé a proposé de dire à domicile pour faciliter les choses. La pièce est pleine à craquer.

Sur une petite table adossée au cercueil, le prêtre dispose son matériel puis, enlevant sa veste, enfile une chasuble qu’il serre au niveau de la ceinture avec une corde blanche et passe autour de son cou une étole brodée.

L’office commence avec un chant accompagné par une guitare. Viennent ensuite les lectures rituelles et l’homélie du prêtre qui parle de la défunte. Lorsque vient la communion, plusieurs personnes s’approchent pour recevoir l’eucharistie, que certains reçoivent dans la bouche, et d’autres dans la main. On procède ensuite à une nouvelle lecture rituelle, avant que ne s’élève un autre chant. Puis on se donne la main en se souhaitant la paix.

La cérémonie étant terminée quelqu’un lit un texte préparé par les petits-enfants, ce qui émeut tout le monde. Il est bon, dit-on, que ces paroles fassent pleurer, pour que la peine s’en aille avec les larmes…

À l’extérieur, commencent les préparatifs en vue du transfert de la défunte au cimetière.

Quelques jours plus tard, rendant une nouvelle visite à la famille, je m’étonne de constater que la croix de bois gravée a été plantée à côté de la maison. On m’explique qu’il s’agit du lieu que l’on appelle « le repos », un espace dédié à la défunte qui sert de relais au cimetière. Ils l’entoureront d’une clôture pour éviter qu’il soit souillé par les animaux et allumeront quelques bougies le soir, lorsqu’il ne pleuvra pas… Cette coutume me rappelle le culte des ancêtres, bien que celui-ci ne semble pas être pratiqué en Amérique Latine.

Je me souviens alors qu’un paysan d’origine indigène m’ayant un jour montré une croix du même type dans son jardin, j’avais été scandalisée par ce que je supposais être un enterrement domestique, et avais intérieurement déploré son ignorance, alors que c’est la mienne que je réalise aujourd’hui.

La veillée tend à disparaître du paysage social du Chili et, malgré la peine, je fus contente d’avoir pu assister à l’une de celles qui se tiennent encore dans la campagne profonde.

 

Lefincul, avril 2018