Valérie Celebi, sa peinture
Il y a huit ans, elle n’avait encore jamais envisagé la peinture comme mode d’expression. Épouse, et mère de deux jeunes enfants, elle s’y consacre entièrement aujourd’hui et il ne se passe pas un jour sans qu’elle n’y travaille. C’est devenu un besoin. En voyage, elle amène toujours ses tubes et ses couteaux pour saisir sur le vif les sujets qui l’inspirent.
Rien ne l’avait prédisposée à devenir peintre, si ce n’est d’avoir grandi au sein d’une famille pour laquelle la musique et la peinture étaient importantes. Lorsqu’on lui demande si elle se souvient d’événements de son enfance que l’on puisse mettre en relation avec le fait de sa peinture, seuls, un vieux regret d’avoir traîné les pieds lors d’une visite à l’Hermitage avec sa famille, et le fait d’avoir été, un jour de ses six ans, essoufflée par la beauté d’un tableau accroché derrière le bureau de son père, sont là pour témoigner d’une sensibilité précoce. Peu de chose, lorsque l’on veut, comme d’habitude, rattacher à l’enfance toute les manifestations artistiques prédominantes de l’âge adulte. Pourtant, un jour de questionnement, après sept ans de vie à Istanbul, durant lesquels elle travaille dans des domaines différents, notamment la musique, elle décide de se lancer dans la peinture. Quand je veux faire quelque chose, je le fais, dit-elle, en levant le poing pour marquer la force de sa ténacité. Je suis têtue comme une mule, ajoute-t-elle. Elle n’est pas de ceux qui pensent qu’il est possible de créer sans effort. Le génie tombé du ciel ne fait pas partie de ses légendes. Même si elle a conscience du fait que la célébrité est parfois due au hasard, elle sait que, derrière une œuvre véritable, s’accumulent de longues heures de recherche et d’investissement.
L’impossibilité d’entrer dans le système d’enseignement turque, la mène à assister à un atelier de préparation aux Beaux Arts où on lui enseigne les bases de la composition, les règles de l’harmonie et la diversité des matériaux. Pendant plus de trois ans, elle s’applique avec acharnement. Un jour, considérant qu’elle détient les outils recherchés, elle décide de franchir une nouvelle étape. Car elle n’a pas encore trouvé une expression qui lui soit propre, ni peint aucun tableau dont elle puisse se prévaloir de l’originalité. Avec son second professeur, d’un style différent, elle va enfin se hasarder dans ses premiers travaux personnels.
Quand elle tente d’expliquer sa peinture, elle parle de « valeurs », c’est-à-dire d’harmonie entre des espaces colorés, chacun étant la représentation d’un tout dont seule la forme extérieure est conservée. Car toute chose possède une silhouette qu’il n’est nullement nécessaire de détailler pour révéler. Dans cette recherche, le travail au couteau est le seul à la contenter, car la brosse tend vers le trait, et celui-ci, parce qu’elle se dit piètre dessinatrice, ne la satisfait pas. Aidée par les nuances des couleurs, elle travaille, de manière constante, à épurer les contours et à ouvrir les formes dans l’espoir de trouver l’essence des lignes qui ont soulevé l’émotion originelle. Elle ne peint nullement poussée par une idée conceptuelle. Si sa peinture tend vers l’abstrait, jamais la source ne provient d’une idée abstraite. Pour ressentir l’horreur de la misère, par exemple, il est nécessaire de l’apercevoir dans une situation précise, dit-elle. Il ne peut y avoir de sentiment devant la pure idée de misère…
Lorsqu’elle commence un tableau, elle installe d’abord les lignes maîtresses, déterminées par les espaces et les couleurs. Ensuite, elle entreprend un long travail de consolidation en peignant et repeignant dans une sorte de bataille permanente, nécessaire, avoue-t-elle, car sa peinture réclame de la matière et un certain vécu. J’ai besoin d’avoir une histoire en dessous, explique-elle. Puis vient le moment où elle sent qu’elle doit se concentrer pour parvenir au basculement à partir duquel ce n’est plus elle qui fait le tableau, mais le tableau qui la fait. Pour elle, grandie dans un monde cartésien dans lequel la raison était la valeur suprême, ces instants de pure intuition, pendant lesquels elle réussit à oublier conventions et règles, sont des moments de plaisir intense, de véritable bonheur.
Lui faisant remarquer qu’elle n’utilise guère le cercle, elle explique que le rond ne l’inspire pas. Le rond est pastoral, il est fleurettes et papillons… et la campagne ne lui a jamais plu… Le rond ramollit, dit-elle. Fille de notre époque, elle est attirée par ses formes : les usines, les scieries, les viaducs… Elle aime ce qui est urbain : le métal, l’industrie, la pollution… et sent qu’il est de son devoir d’artiste d’en laisser trace. La construction intensive, les tanks dans le désert sont deux nouveaux sujets d’étude qui l’occupent pendant ses moments de détente.
Elle avoue avoir des préjugés en abondance, et constate qu il est difficile d’échapper au moule dans lequel la société nous a formé. Notre œil est acculturé, dit-elle, il s’attend à voir ce qu’on lui a appris à attendre. Nul doute que le laid et le beau résultent des conventions sociales, et que sortir de ces limites exige un travail titanesque. Cependant, parce que, en peinture, comme en tout art, on ne cesse de chercher, elle explore parfois des mondes de couleurs et de formes qui lui sont insupportables… hélas, elle reviendra presque toujours vers ceux qui lui sont naturels. Je rêve de pouvoir faire quelque chose de vraiment nouveau dit-elle, mais c’est horriblement difficile, car l’œil résiste. Malheureusement, je n’ai pas un œil révolutionnaire, ajoute-t-elle.
Sa prochaine exposition, Portée, dit des histoires de fuites, de ponton en ponton, jusqu’à l’horizon, ou de sauts, de fenêtre en fenêtre, navigant sur l’Internet… Il faudrait que l’on puisse entrer, passer d’espace en espace, et s’en aller si l’on en sent le désir. Une manière bien à elle d’exprimer la vie… et les couleurs qui la représentent dans ses différentes manifestations.
Istanbul, janvier 2006